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|d Au-delà de la connaissance spéculative, aussi bien Ibn Ṭufayl que Nasīr al-dīn al-Ṭūsī admettent à propos du texte des Ishārāt d’Ibn Sīnā une instance supérieure de la connaissance, Walāya chez le premier, Hikma muta'āliya chez le second. La comparaison des deux doctri¬nes montrerait sans doute qu’Ibn Sīnā a bien laissé dans les Ishārāt plus qu’un germe d’une connaissance de type gustatif abondamment déployée dans sa postérité, aussi bien dans le soufisme occidental qu’oriental. Dans un élan sympathique, Etienne Gilson proposait de considérer la philosophie d’Avicenne comme l’interprète d’une « philosophie musulmane » comme les théologiens médiévaux Duns Scot ou Albert le Grand auraient produit une « philosophie chrétienne », la formule équivoque de « philosophie chrétienne » ayant donné lieu aux controver¬ses que l’on connaît. Si l’on peut souscrire à cette proposition, les auteurs scolastiques ayant eu pour objet d’abord de constituer une théologie, du moins l’on peut voir dans l’œuvre d’Ibn Sīnā les doctrines les plus élaborées dans l’Islam concernant son concept fondateur, celui de la Prophétie et subsidiairement et lui attenant, celui d’une doctrine de la connaissance pro¬pre à ceux qui cherchent la proximité de Dieu. Très brièvement l’on signale que trois des grandes œuvres maîtresses d’Ibn Sīnā, la Métaphysique, le Traité de l’āme et les Ishārāt terminent, pour les deux premières sur une doctrine de la Prophétie, -politique dans le cas de la Métaphysique, psy¬chologique dans le Traité de l’āme-, et pour la troisième sur la doctrine concernant « ceux qui savent» d’une connaissance dite contemplative (bi'l-mushāhada). Al-Ishārāt wa’l-tanbīhāt (le Livre des directives et remarques), œuvre tardive d’Ibn Sīnā, est ainsi considérée dans sa pos¬térité islamique comme un ouvrage fondateur pour la voie d’une connaissance ésotérique ou soufie. La Shaykh al-Ra’īs développe dans la quatrième division de cet ouvrage, les neuvième et dixième groupes des directives et remarques, les conditions d’une vision contemplative (mushahada) du monde divin (janāb al-quds) propre à ceux qui savent (al- ‘ārifūri). Le jugement de Nasīr al-Dīn al-Ṭūsī sur ces chapitres 9-10 témoigne de l’importance de cette voie de connaissance dans la postérité de la philosophie avicennienne. « Ce chapi¬tre, dit-il, est le plus illustre (ajall) de ce livre car le maître y a établi et ordonné les sciences des soufis d’une manière que personne n’avait atteinte avant lui et que personne n’éga¬lera après lui » (Ishāràt III, éd. Téhéran, p. 363). Cette sagesse soufie, Ṭūsī, à la suite d’Avicenne la nom¬mera « Sagesse transcendante » (Hīkma muta‘ālia), « sagesse d’en haut » disait Melle Goichon. Ibn Ṭufayl , qui reconnaît et s’efforce d’établir les condi¬tions d’une expérience de vision contemplative singu¬lière, s’était appuyé sur les mêmes groupes de textes des îshdrat pour fonder sa théorie de « la proximité de Dieu » (walāya). Relativement à Ibn Ṭufayl nous pouvons énumérer trois orientations d’interprétation que nous évitons : - la rupture présumée entre philosophie occidentale (dé¬monstrative) et philosophie orientale (mystique). C'est la thèse de M. ‘Ābid al-Jàbirī. - l’interprétation straussienne du prologue de Hayy Ibn Yaqẓān par M. Mahdi - l’interprétation de D. Gutas sur l’histoire de la «Philoso¬phie Orientale» par Ibn Ṭufayl . Pour ce dernier nous devrions faire un cursus historique sur la période pour tenter d’expliquer son adoption du ter¬me walāya plutôt que hikma muta'āliya. Nous avons besoin d’un exposé sur cette période, sur des personnages et sur leurs œuvres, comme Abù Madyan al- Ghawth et ‘Abd al-Salām Ibn Mashīsh ainsi que la lignée Shādhilite. Pour caractériser cette sagesse soufīe, nous devons tenir compte de trois éléments fondateurs : - elle est objet d’expérience singulière, - elle est le fruit d’une gustation (dhawq) expliquée par Tusī comme étant à la fois perception et acquisition (idrāk wa nayl) et nécessite donc un exercice (riyāda). C’est toute l’Ethique du Soufisme. - elle s’accompagne d’un mystère (sirr) qui est strictement individuel. Pour Ibn Ṭufayl , ce mode de saisie se distingue sûrement de l’intuition (hads) d’Ibn Sīnā. Nous nous arrêterons un moment sur le stade dit de l’aboutissement (al-wusūl) où il y a encore une concordance de vue entre nos deux savants et philosophes.
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